Au Cachemire, la résurgence d’un conflit au potentiel dévastateur

Suite à l’attentat à la voiture piégée du 14 février, qui a coûté la vie à des militaires indiens stationnés dans l’Etat himalayen du Cachemire que revendiquent l’Inde et le Pakistan, l’Asie du Sud connaît une nouvelle montée d’adrénaline qui risque de déboucher sur une crise ouverte entre les deux puissances nucléaires. Les dirigeants indiens font planer la menace d’une riposte armée pour venger la mort de leurs soldats. Soixante-dix ans après la fin de la colonisation, la coexistence entre les deux frères ennemis du sous-continent demeure toujours potentiellement explosive.

Depuis l’accession au statut de puissances nucléaires en 1998 de l’Inde et du Pakistan, deux pays qui se sont fait la guerre à trois reprises, l’Asie du Sud est devenue une véritable poudrière. La tension est montée de plusieurs crans entre les deux voisins, suite à l’attaque-suicide perpétrée le 14 février dernier dans l’Etat frontalier indien du Jammu et Cachemire, contre un convoi militaire tuant 41 policiers réservistes. Cet attentat à la voiture piégée visant des paramilitaires est l’attaque la plus meurtrière que cet Etat himalayen à majorité musulmane ait connue depuis le début, il y a 30 ans, d’un mouvement sécessionniste qui n’a cessé de gagner en ampleur.

Le kamikaze au volant de la voiture piégée bourrée de 335 kilos d’explosifs était un jeune cachemirien d’une vingtaine d’années, natif du district sud de Pulwama, où l’attaque suicide a eu lieu. Elle a été revendiquée par le groupe islamiste Jaish-e-Mohammed (JeM), qui milite pour le rattachement du Cachemire indien au « pays des Purs ». Basée au Pakistan où vit son fondateur Masood Azhar, cette organisation est l’auteur de plusieurs attentats contre l’Inde, dont l’attaque spectaculaire contre le Parlement indien à New Delhi en 2001.

Une vidéo mise en ligne après l’attentat de jeudi dernier montre le kamikaze expliquant qu’il a rejoint le groupe islamiste dans le but de se venger des atrocités commises contre les siens par les forces armées indiennes. Confronté à la vague de colère que l’attentat dans la vallée du Cachemire a soulevée, le Premier ministre indienNarendra Modi, issu des rangs des nationalistes hindous, a déclaré que l’attaque ne restera pas impunie et a promis de faire payer aux responsables « le prix fort ».

Ripostes

Adepte d’une ligne dure à l’égard du frère ennemi pakistanais accusé de soutenir en sous-main l’insurrection armée au Cachemire, Modi est arrivé au pouvoir en 2014 en promettant de mettre fin une fois pour toutes au sécessionnisme dans cet Etat frontalier. Selon les analystes, à l’approche des élections législatives importantes prévues en avril-mai de cette année, le Premier ministre qui se vante d’être l’homme fort du pays peut difficilement ne pas riposter au risque de perdre la face, mais ses options sont limitées. La riposte a commencé par la révocation par l’Inde de la clause de la nation la plus favorisée. Selon les observateurs, c’est une mesure purement symbolique, compte tenu du niveau faible du commerce bilatéral entre les deux pays, évalué à quelque 2 millions de dollars par an.

Sur le plan diplomatique, l’Inde se targue d’avoir obtenu, depuis cette attaque, le soutien de nombreux grands pays, qui ont été eux aussi victimes d’attentats terroristes. «  L’Inde a le droit de se défendre contre le terrorisme transfrontalier », a écrit notamment John Bolton, le conseiller à la Sécurité nationale du président américain, à son homologue indien. « Or le soutien américain ne suffira peut-être pas pour atteindre l’objectif diplomatique que l’Inde s’est fixé : persuader la communauté internationale à placer sur la liste noire Masood Azhar, chef du groupe terroriste et commanditaire de l’attentat contre les paramilitaires indiens », affirme Jean-Luc Racine, spécialiste de l’Inde et directeur de recherche émérite au CNRS (1). « Car, explique le chercheur, Pékin s’oppose à cette démarche et l’a déjà fait savoir sans équivoque aucune. »

Reste l’arme militaire, mais malgré le blanc-seing donné par les Américains, la marge de manœuvre de New Delhi dans ce domaine est également restreinte. Etant donné que le Pakistan a promis de réagir en cas d’attaque contre son territoire, la riposte militaire indienne pourrait déclencher une crise ouverte entre les deux puissances nucléaires. Par ailleurs, d’après les spécialistes de la défense, l’Inde ne dispose pas encore de capacités de frappe de précision permettant de mener une guerre asymétrique.

« Dans ces conditions on peut faire le pari que si représailles il y a, elles seront somme toute limitées, sur le modèle des raids commandos le long de la ligne de cessez-le-feu au Cachemire en septembre 2016, après l’attentat perpétré contre une base militaire indienne », explique Jean-Luc Racine. « Ce sont des représailles symboliques, qui n’ont pas eu beaucoup d’impact », poursuit le politologue.

Pomme de discorde

Le Cachemire est la principale pomme de discorde entrel’Inde et le Pakistan qui se sont affrontés militairement pour régler la question épineuse de cet Etat que les deux pays revendiquent depuis plus de sept décennies. Cette situation est le résultat des soubresauts de la décolonisation de l’Empire britannique des Indes en 1947. Au moment de l’indépendance, le territoire est partagé en deux Etats, l’Inde qui est à majorité hindoue et le Pakistan musulman. Principauté hindoue à population majoritairement musulmane, le Cachemire aurait dû normalement rejoindre le Pakistan, mais les circonstances historiques ont conduit la famille régnante, d’obédience hindoue, à adhérer à l’Union indienne.

Réminiscence de la première guerre que les deux pays se sont livrée dès l’accession à l’indépendance pour s’emparer de la principauté, une ligne de cessez-le-feu – frontière de facto – la sépare entre la partie indienne et le Cachemire sous contrôle pakistanais. Sept décennies se sont écoulées depuis sans mettre fin aux revendications territoriales des deux frères ennemis.

L’équation est devenue particulièrement complexe avec l’éclatement en 1989 d’une insurrection populaire qui s’est intensifiée au cours des années face à une Inde tiraillée entre négociations qui n’aboutissent guère et répression. New Delhi, qui accuse le Pakistan d’entraîner et d’armer les rebelles cachemiriens a déployé, dans cet Etat himalayen entre 500 000 et 700 000 soldats et paramilitaires qui répriment, torturent, tuent, aliénant les Cachemiriens, notamment les jeunes qui constituent 65% de la population. Les violences opposant militaires et insurgés auraient fait, selon les chiffres avancés par la presse indienne, 70 000 morts et d’innombrables blessés.

Des manifestants touchent le corps du professeur Mohammed Rafi Bhat, abattu par la police indienne.REUTERS/Danish Ismail

Depuis 30 ans qu’il dure, ce face à face a ainsi connu de nombreux pics de violence, mais un tournant définitif semble avoir été atteint en 2016 avec l’élimination par la soldatesque indienne d’un commandant rebelle charismatique, nommé Burhan Wani. Ce dernier avait su faire entendre les frustrations de la jeunesse cachemirienne sur les réseaux sociaux et à travers ses vidéos en ligne mettant en lumière les atrocités commises par l’armée indienne. Sa mort a suscité un choc parmi la population qui a assisté massivement, malgré l’interdiction, à ses funérailles. Le courage de Burhan Wani prenant la parole sur les vidéos à visage découvert a inspiré une nouvelle génération de militants cachemiriens et a poussé la société civile à s’engager plus activement dans les actions contre les militaires.

« Indianisation » de l’insurrection cachemirienne

C’est dans ce contexte qu’est survenue l’attaque du 14 février dernier. « Adil Ahmad Dar, le jeune kamikaze de Pulwama, n’est pas sans rappeler le profil de Wani », souligne Jean-Luc Racine. Et d’ajouter : « Lui aussi, il appartient à la nouvelle vague de militants cachemiriens sans perspective d’emplois, qui prennent les armes pour combattre la puissance d’occupation indienne. Ces jeunes ont en commun les atrocités de l’occupation comme le seul prisme à travers lequel ils se connectent à leur existence.  » Pour le chercheur, l’entrée dans la lutte pour la liberté (« azadie ») de cette jeunesse aliénée, issue pour la plupart de la classe moyenne locale, est la nouvelle donne qui définit aujourd’hui l’insurrection cachemirienne dominée longtemps par des jihadistes étrangers.

En Inde aussi, au fur et à mesure que l’indignation suscitée par l’attentat s’estompe avec les jours, des voix s’élèvent pour pointer du doigt l’obsession pakistanaise des hindouistes au pouvoir dans la province du Cachemire depuis un peu plus de quatre ans. Ce prisme les empêche de prendre conscience du phénomène de l’indianisation à l’œuvre de la rébellion cachemirienne.

Dans une tribune publiée dans les colonnes du quotidien indien The Hindu, Happymon Jacob, professeur au département du désarmement à l’université Nehru à New Delhi, fustige la politique cachemirienne des hindouistes, « particulièrement agressive » et qui a contribué, selon le professeur, à l’aliénation de l’opinion publique de la vallée. Il cite à l’appui le nombre de jeunes Cachemiriens qui ont rejoint l’insurrection anti-indienne : «  alors qu’en 2013, on comptabilisait seulement 6 autochtones partis grossir les rangs des insurgés, ils étaient au nombre de 200 en 2018 ». A ce chiffre s’ajoutent les 550 morts, dont environ 150 civils, qui font de 2018 l’année la plus meurtrière dans la vallée depuis une décennie, selon la presse indienne.

L’année 2019 risque d’être pire, si l’on en croit lerapport publié en juin dernier par le Haut-Commissariat de l’ONU pour les droits de l’homme pointant du doigt l’absence d’un processus politique à proprement parler par le gouvernement fédéral pour répondre aux griefs des Cachemiriens.

(1 ) Jean-Luc Racine est l’auteur entre autres de Cachemire, au péril de la guerre (Editions Autrement) et coordinateur du numéro 139 (2010) de la revue Hérodote, consacré au « paradigme pakistanais ».

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