Cannes, jour 3 : histoires de la violence, violence de l’Histoire

Tous deux en compétition pour la Palme d’or, le film brésilien “Bacurau” et le français “Les Misérables” décrivent le désœuvrement de territoires livrés à eux-mêmes. Deux visions très sombres de l’état du monde.

Est-il bien raisonnable de parader en tongs sur la Croisette ? Pas vraiment. Non pas parce que c’est moche, mais parce que les températures, bien en-deçà des normales saisonnières, ne le permettent pas. En clair, il fait un brin frisquet à Cannes. On dirait que quelqu’un a jeté un froid.

Il faut dire que les films présentés en ce début de festival n’invitent pas à la franche rigolade. Dès l’ouverture, mardi soir, “The Dead Don’t Die” de Jim Jarmusch nous annonçait l’apocalypse climatique. Lui ont succédé “Bacurau” et “Les Misérables”, dont on peut dire qu’ils n’offrent pas une vision du monde très optimiste. Ces deux films, en lice pour la Palme d’or, appartiennent à des registres différents sur la forme tout en présentant quelques similitudes sur le fond. L’un comme l’autre sont la chronique d’un territoire livré à lui-même.

Bordélique mais hypnotisant

Commençons par “Bacurau” que l’on doit à deux réalisateurs brésiliens : Juliano Dornelles et Kleber Mendonça Filho. Le second n’est pas un inconnu de la compétition cannoise. En 2016, il était venu présenter “Aquarius”, morceau de bravoure cinématographique qui sondait la violence pernicieuse d’un capitalisme sans foi ni loi (oui, dit comme ça, ça fait pompeux).

On savait le cinéaste en colère contre les dérives de son pays. Avec ce nouveau film, on le sent inquiet. Très inquiet. L’histoire se passe dans un futur proche. Les habitants de Bacurau, petit village perdu au milieu des terres arides du Nordeste, n’ont plus accès à l’eau. Une société – dont on ignore si elle est privée, publique ou publique-privée – a détourné la rivière qui approvisionnait jadis la bourgade. Comme si cela ne suffisait pas, la petite communauté va également découvrir que leur ville a soudainement disparu des cartes GPS. Dès lors, les mauvaises nouvelles vont s’accumuler : le signal téléphonique a été coupé, la camion-citerne convoyant de l’eau au village a été criblé de balles, des éleveurs de la ferme voisine ont été froidement abattus et une soucoupe volante a été aperçue au-dessus d’un chemin de traverse. Il y a quelque chose de pourri au royaume de Bacurau.

On ne dira rien de plus afin de ne pas gâcher le plaisir de découvrir ce qui se trame réellement. La force du film tient en ce qu’il ne se livre pas au premier abord. Il faudra en passer par tous les états avant de saisir que l’enjeu n’appartient pas forcément au domaine du surnaturel. On navigue à vue entre le western, le film de guérilla, la chronique sociale mêlant impressions chamaniques (le cercueil qui pleure, magnifique) et embardées futuristes à la limite du kitsch. Bordélique mais hypnotisant.

Udo Kier dans “Bacurau”, de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles.
Udo Kier dans “Bacurau”, de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles. SBS Distribution
À l’instar des précédents longs métrages de Kleber Mendonça Filho, “Bacurau” est un film dense qui passe d’un personnage à un autre sans qu’on ait le temps de s’immiscer dans la roue d’un fil conducteur. Il faudra attendre le dernier tiers avant que le puzzle donne à voir ce qu’il recélait : l’image d’un pays abandonné aux intérêts privés où seule la violence fait loi. À ce titre, le final est un moment de pur cinéma de genre qui empreinte autant à “OK Corral” qu’au chef d’œuvre du film de sabres chinois “A Touch of Zen” (et à “L’Agence tous risques” aussi, chacun ses références, on ne juge pas).

Avec “Bacurau”, le duo de réalisateurs signe un turbulent brûlot politique, un appel préventif à la résistance contre les errements d’un pouvoir brésilien peu soucieux de la collectivité et de l’État de droit.

150 ans après Victor Hugo…

De l’autre côté de l’Atlantique, en France, il se trouve aussi des réalisateurs inquiets. Très inquiets. Ladj Ly est de ceux-là, qui, avec “Les Misérables”, fait en quelque sorte œuvre de lanceur d’alerte. Le réalisateur, dont c’est la première sélection en compétition, connaît le pouvoir des images. Originaire des Bosquets, cité du 9-3 coincée entre Clichy et Montfermeil, il a longtemps manié la caméra pour documenter les violences policières qui avaient cours dans les quartiers dits “sensibles”. En 2008, il avait filmé l’intervention particulièrement musclée de policiers contre des jeunes. Sa vidéo, diffusée sur le site Rue89, avait conduit à la condamnation des hommes en uniforme (quatre mois de prison avec sursis).

La jeunesse désœuvrée des “Misérables” de Ladj Ly.
La jeunesse désœuvrée des “Misérables” de Ladj Ly. SRAB Films – Rectangle Productions – Lyly films
C’est cette “bavure” qui est à l’origine des “Misérables”, film choc sur une France disparue des radars politiques et médiatiques. Depuis “La Haine” et “Ma 6-T va craquer”, on n’avait pas jeté une lumière aussi crue sur la violence des banlieues franciliennes.

Ironiquement, le film débute sous de bons auspices. C’est la finale de la Coupe du monde de football. Des jeunes des quartiers, drapés du drapeau tricolore, descendent à Paris pour célébrer la victoire de l’équipe de France. Les scènes de liesse dans la capitale donnent l’image d’une nation unie et insouciante. La communion n’aura duré qu’une soirée.

Retour à la réalité. Le spectateur est invité à suivre une équipe de la Brigade anti-criminalité (la fameuse BAC) de Montfermeil qui accueille en son sein un nouveau venu, le brigadier Ruiz (Damien Bonnard). Ses nouveaux collègues, Gwada (Djebril Didier Zonga) et Chris (Alexis Manenti, également co-scénariste du film), lui font faire le tour du propriétaire : ici, c’est le coin des dealeurs, là le kebab où se retrouvent les Frères musulmans, plus loin le repère de celui qu’on appelle “le maire”, sorte de parrain de la médiation entre les autorités et la population. On passe aussi devant l’école Victor-Hugo, ainsi nommé car, comme le rappelle Chris, le roman “Les Misérables” se déroule en partie à Montfermeil. Plus de 150 ans après le roman, rien n’y a changé. Violence de l’Histoire qui se répète.

Règlements de comptes sauvages

Passé le côté un peu pédagogique du début, on entre rapidement dans le vif du sujet. Caméra épaule, dialogues au tac au tac, cinéma de l’immersion. La journée des “baqueux” sera consacrée au vol d’un lionceau appartenant à des gitans, qui menacent le quartier de représailles si on ne leur restitue pas la bestiole. Une rapide enquête menée sur les réseaux sociaux mène au coupable : le jeune Issa, connu des services de police pour sa propension à multiplier “les conneries”. Mais l’interpellation vire à l’aigre : Gwada tire au flash-ball en direction de l’adolescent, qui s’écroule inanimé. Toute la scène a été filmée par un drone que les flics vont tenter de retrouver en remuant ciel et terre. Et en dehors de tout cadre légal.

Ce qui frappe dans “Les Misérables”, c’est cette mécanique du désordre venu combler le vide républicain. À l’État déserteur s’est substituée une organisation sociale tacitement régie par des communautés défendant leurs propres intérêts : une police sur les nerfs, des religieux pacificateurs et prosélytes, des trafiquants soucieux de la sauvegarde de leur business… Et au milieu coule une jeunesse désœuvrée qui ne connaît de la justice que les règlements de comptes sauvages, comme le symbolise cette scène – très forte – d’un gitan appâtant un lion de cirque avec le jeune Issa.

Comme dans “Bacurau”, la séquence finale des “Misérables” – elle aussi très forte – donne lieu à une explosion de violences qui n’annonce rien de bon pour l’avenir de ces territoires perdus. En interview, Ladj Ly prévient : l’insurrection qui vient sera celle de ces quartiers miséreux des banlieues françaises. Brûlot, vous avez dit brûlot ?

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